Lowell Davis
L’homme qui ressuscitait les ghost towns de la Route 66.

« C’est un de ces endroits difficiles à trouver. Aucun panneau ne l’indique, il ne figure sur aucune carte. Mais si vous y parvenez, alors vous êtes bienvenus. » L’artiste Lowell Davis a reconstitué ici la ville de son enfance, devenue fantôme lorsque la Route 66 fut déclassée. Un mirage spatio-temporel, « une géante toile de canevas vierge ».

Lowell Davis, Fondateur de Red Oak 2, Missouri
Red Oak 2, Missouri, États-Unis

Après Halltown, la Route 66 n’est plus qu’une route de contournement essoufflée. Elle longe des champs jaunis, tout droit, dessinée à la règle. C’est que le Kansas et l’Oklahoma ne sont qu’à une trentaine de miles. Le soleil brûle. Le bitume est désert. Même les petites villes qu’elle traverse sont assoupies. Rescue, Plew, Avilla… C’est là qu’il faut tourner à droite pour enfourcher cette County Road qui semble ne mener nulle part. À l’horizon se dressent pourtant quelques habitations. Red Oak 2.

Au coeur de la conservatrice Bible Belt…

Notre 4×4 rutilant est un anachronisme. Nous le laissons là, sur le bas-côté, pour nous immerger, quelque-part entre le dix-neuvième et le début du vingtième siècle, une fois le portail franchi. Le Town Hall nous accueille, en bois clair surmonté de son clocher, il nous fait penser à l’école de La Petite Maison dans la Prairie. « Red Oak 2 » clame-t-il. Pas un bruit, pas un chat. Juste quelques oies qui se dandinent.

Lowell Davis nous accueille.
– Vous avez vu les bancs devant le Town Hall ?
Comment les louper. Un banc géant estampillé « Republicans » et, à côté, une banquette « Dems ».
– J’ai vu un homme l’autre jour, assis sur le banc « démocrates ». Je lui ai demandé s’il était démocrate, il m’a répondu, tout sourire « Bien sûr que le suis. » Je lui ai dit d’attendre quelques instants, le temps d’aller chercher mon appareil photo… pour montrer aux gens du coin à quoi ressemble un démocrate.

Red Oak 2, Town Hall
Red Oak 2, Town Hall

C’est dit. Bienvenue dans le Deep West, pays de cowboys, en pleine Bible Belt, où chaque foyer, ou presque, détient une arme à feu, fervent partisan de la peine de mort et du parti des éléphants depuis toujours. Curieux de croiser ici cet artiste iconoclaste, qui ne se sépare jamais de son béret et de sa pipe. Il nous demande de le suivre.

« Je suis né à Red Oak, à quelques miles d’ici. J’ai grandi derrière l’épicerie générale que tenait mon père. Je me souviens de toutes ces voitures qui passaient sur la Route 66, en route pour la Californie. Et je rêvais en imaginant leur périple. »

L’épicerie générale est là. Derrière le town hall. Un bâtiment en bois, évadé d’un western. Il y a aussi le Blacksmith shop de son grand-père, la maison familiale de sa grand-mère.

Red Oak 2, Blacksmith Shop

« J’ai quitté Red Oak pour l’Air Force, puis pour Dallas, où j’étais directeur artistique dans une grosse agence de pub. J’ai détesté chaque seconde passée dans cette grande ville surexcitée. Je n’avais qu’une seule envie, revenir ici, dans mon Missouri natal. »

Entre deux contrats marketing, Lowell développe son art. Ses figurines mettant en scène la vie rurale de l’Amérique d’autrefois connaissent le succès. L’homme devient riche.

Au même moment, dans la quiétude des plaines de son enfance, Red Oak se meurt. La 66 est successivement déclassée dès les années 1970 jusqu’en 1985. Comme des centaines d’autres towns, Red Oak ne survit pas à son contournement par les nouvelles Interstates. Les commerces ferment, les habitants partent. Red Oak devient fantôme.

Faiseur d’éternité

Dans l’excitation de sa ville texane, Lowell Davis se demande que faire de tout cet argent. « Je ne voulais pas construire une grande maison avec piscine ou un truc comme ça. Alors j’ai commencé à reconstruire la ville de mon enfance. Le Blacksmith shop, c’est le premier building que j’ai déplacé ici. Tout en étant alors convaincu que chaque bâtiment serait le dernier. »

Tous les buildings encore debout à Red Oak ont été soigneusement déplacés et reconstruits ici, à l’identique, sauvés d’une démolition certaine. La maison du Hooker surmonté d’une tête de cerf, celle du sherif, le hangar des pompiers, alanguis entre de vieilles voitures d’époque. Plusieurs dizaines de bâtiments éparpillés anarchiquement dans un vaste espace piqué ci et là d’arbres et d’un étang. Combien précisément ? Lowell ne le sait pas.

Red Oak 2, hangar des pompiers

« Et puis, un jour, j’étais à court de bâtiments. Alors j’ai commencé à amener des bâtiments en ruines aux abords de la Route 66. »

Une spectaculaire station-service Philips 66, rutilante sous ses planches d’un rouge et vert vifs, derrière de vieilles pompes d’époque ; une street car datant de 1920, l’un de ses restaurants mobiles qui essaimaient sur les routes du début du siècle…

Red Oak 2, Station service de la Route 66

La maison des Dalton

On arrive devant sa maison. Une imposante ferme en bois vert qui s’ouvre sur une terrasse couverte, face à une fontaine tinguelyesque qui murmure d’eau évadée de dizaines de pommeaux de douche bricolés. On sirote une limonade. On se dit qu’on aimerait ne jamais partir.

– Vous dormez où ce soir ?
– À Joplin, sans doute.
– Et si vous restiez ici ? Dans la maison des Dalton ?

Le clan des frères Dalton ? On se dit qu’il plaisante tandis qu’il nous précède sur le sentier qui serpente la petite ville. Il y a de la lumière dans certaines maisons, les frémissements d’un repas qui cuit.

« Les assurances me coûtent les yeux de la tête. Comme j’ai toujours refusé de faire payer l’entrée, je me suis résigné à vendre certaines maisons. Il y a une maintenant une poignée d’habitants qui réside ici. »

Elle est là. Tout au bout de la ville. Derrière elle, des champs à perte de vue. À côté, une vaste grange rouge vif qui contraste avec cette maisonnette toute bleue. On a tout de suite envie de paresser sous son porche.

Red Oak 2, la maison des frères Dalton
Red Oak 2, la maison des frères Dalton

– Et voilà, dit Lowell en poussant la porte. Elle grince avant de laisser deviner un petit salon (avec TV à écran plat !), deux chambres coquettes, une cuisine plongée dans un papier peint fleuri. En face, une salle de bains à la plomberie d’époque, une vieille baignoire.

Red Oak 2, dans la maison des Dalton
Red Oak 2, dans la maison des Dalton
Red Oak 2, dans la maison des Dalton

– Quand vous dites la maison des Dalton…
– C’est là que vivaient leurs parents et qu’ils ont grandi. Elle était à Coffeyville, Kansas. C’est le dernier bâtiment que j’ai récupéré.

Et il repart. Comme s’il ne venait pas de nous annoncer que nous allions dormir dans un musée, un morceau d’histoire. Il nous faut quelques instants pour oser nous approprier ces espaces où grandirent Bob, Grat, William et Emmet Dalton, donc (Joe, William, Jack et Averell, les Dalton de Lucky Luke sont leurs cousins fictifs). Il faut dire que ces 4 là étaient moins drôles (et moins stupides) que les personnages de Morris et Goscinny. Ils ont terrorisé l’Ouest américain entre 1890 1892, hold-upant banques, casinos et trains, du Kansas au Nouveau-Mexique, en passant par l’Oklahoma.

Je pose la main sur le rebord de la fenêtre. Comme little Bob il y a 150 ans. Le lit a été préparé par la fille de Lowell. On s’enfile dans les draps en rêvant de farwest et de outlaws, bercés par les hurlements de coyotes. Pore lonesome cowboys, quelque-part, au bout du monde, dans une petite maison bleue.

Veiller pour toujours sur sa ville éternelle

Église, Red Oak 2, Missouri

Le soleil se lève. Red Oak 2 dort encore. On prend un café sur la terrasse en se convainquant que ce n’était pas un rêve. Tout est encore là, nimbé de magie dans le silence brumeux de l’aurore. Au loin, une petite église blanche perce la ville. On s’en approche. La contourne. Il y a un cimetière et des dizaines de pierres tombales, comme évadées d’un bon film d’horreur. L’un d’elles se dresse sur un monticule et domine toutes les autres. Elle porte l’inscription « Lowell Davis ».

« Je voulais être sûr de toujours avoir un oeil sur ma ville ».